– Ça va…. Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
-Ben vé, je suis monté jusqu’au mont Sainte-Croix. J’ai relevé mes collets. J’ai fait deux lièvres. Je les descendrai demain .
– Tu iras voir Marius et Bastienne. Ils reçoivent de la famille dimanche et ils m’ont demandé ce matin si tu n’avais rien.
– Et qu’est-ce que tu leur as dit ?
– Je leur ai dit que je te demanderai si tu avais quelque chose et que si tu me répondais que tu avais un lapin, par exemple, je te dirai d’aller leur porter parce qu’ils reçoivent du monde.
-Ah oui, tu as bien fait.
– Je crois que c’est leur nièce avec son mari et leurs petits.
– Je la connais pas, moi, sa nièce…
– Tu risques pas de la connaître : elle habite à Paris !
– J’en ai connu un qui habitait à Paris.
– Ah voui ?
– Mais il est mort.
– Ah, c’est triste…
– Non, c’était un sale type. Ça m’a fait plaisir qu’il soit mort.
(…)
Une table est occupée par deux jeunettes. L’une en légère surcharge pondérale, l’autre aussi mais un poil moins grosse. Alberto et Marco, assis en retrait, les ont envisagées pendant quelques minutes avant de décider qu’elles n’étaient pas à la hauteur de leurs ambitions.
– C’est des thons, a décrété Marco.
– La moins grosse, elle est quand même pinable, suppute Alberto.
– Ça c’est parce qu’elle est à côté de sa copine alors elle a l’air moins grosse mais tu la mets à l’arrêt du bus, par exemple, je veux dire sans sa copine… c’est tout de suite un cabestron.
– Et tu crois qu’elle serait pas bonne ? Même si c’est un cabestron ?
– Putain Alberto, si tu te tronches des ravans à vingt-deux ans, qu’est-ce que tu vas te mettre sous le vier quand tu en auras cinquante ?
– Vouais, j’avais pas pensé comme ça. Tu as raison, il faut taper haut.
(…)
Il se demande s’il est heureux ou malheureux ou rien du tout. Trappeur aux portes d’une ville, à sa marge. Vivre si seul auprès d’un si grand nombre. À quoi bon ? Mais à quoi bon faire autrement ? Marcher dans les collines, attraper quelques lapins, quelques grives. Se suffire. Oui. Pourtant depuis qu’Hercules fréquente les amis du chemin des Prud’hommes, ceux du bar de la Sidérurgie, des gens ordinaires et savoureux, il ne se lasse guère de leur commerce. L’équilibre est peut-être là : alterner sa solitude et la fréquentation de quelques uns…
(…)
Hercules s’arrête tout net. Quelque chose le retient. Il ignore quoi. Il a perçu une anomalie dans ce paysage nocturne qui lui est si familier.
Ça a bougé. Quelque part. Hercules s’accroupit doucement et guette, ne bouge plus.
C’est là, à une cinquantaine de mètres au bord du chemin. Une bête couchée. Peut-être un sanglier. Non… c’est un enfant. Tombé. Il se relève, pas solide sur ses jambes. Hercules se dépêche. L’enfant… n’en est pas un. C’est un homme, un nain. Il est en sang. Il pleure doucement au milieu de la nuit, au milieu de ce désert de collines.
Hercules, trappeur de Marseille, marche sans bruit. Si bien qu’Esprit ne l’a pas entendu arriver. Quand il tourne la tête c’est pour découvrir ce géant en ombre chinoise placé entre la lune et lui. Il est saisi d’effroi.
(…)
Dans un premier temps, Bras Droit goûte cette sensation d’apesanteur, ce plaisir aérien entaché, il est vrai par un mal de crâne à se cogner la tête par terre. Quinze mètres plus bas c’est d’ailleurs ce qu’il fait avec une conviction qui force le respect. Non seulement son mal de tête (migraine, céphalée ? Qui le saura jamais ?) cesse illico mais des tas de choses qui ne le faisaient pas spécialement souffrir cessent également d’occuper son esprit. Son esprit lui-même, se sentant soudain inutile rend les clés.
La tête éclatée sur un rocher pointu, Alberto est aussi mort qu’un vieux paquet de chips.
– Je l’ai pas loupé celui-là, constate Hercules.
(…)
– C’est le docteur il m’a dit deux sucres par jour vous passez pas l’année alors qu’est-ce que vous voulez, je prends plus de sucre…
– Eh oui…
– Eh ben vous me croyez si vous voulez mais en même pas deux mois je m’y suis fait.
– Hé, on se fait à tout…
– Même pas deux mois. Et je vais vous dire mieux : aujourd’hui le docteur il me dirait je me suis trompé excusez-moi vous pouvez en mettre tant que vous voulez dans le café, du sucre, ben je le ferais pas. Non. J’ai plus envie…
– Quand on a pris une habitude…
– Mais attention, je m’y suis fait pour le café mais pas pour tout…
– Ah.
– Pour les petits suisses… Ça me rend malheureux de pas mettre de sucre…
– C’est sûr qu’avec les petits suisses… c’est pas pareil.
– Vous en prenez des petits suisses, vous ?
– Ça m’arrive.
– Moi c’est ce que je préfère de tout. Je trouve que c’est encore meilleur que le saucisson. Pourtant le saucisson j’en mangerais sur la tête d’un lépreux…
– Le saucisson et les petit suisses c’est vraiment pas la même chose.
– Non, c’est pas la même chose. Mais je préfère les petits suisses.
Voilà qui semble beau comme du Virgile mâtiné d’Homère (ne pas oublier le « e ») et de Cunégonde Alebistro (mon ex-concierge, une maîtresse femme, bien que portée sur la bouteille). Je sais bien que, de nos jours, presque tout le monde a oublié Homère et Virgile.
C’est pour cette raison que je vais acheter ce bouquin parce que, pour le reste, je n’ai rien à fiche (et le terme est faible) que ma descendance soit traînée dans la boue au bistrot du coin : N’ont qu’à pas y aller !